Un an après, de la poudre aux yeux qui donne envie de pleurer
J'ai écrit cette carte blanche en novembre 2016, alors que les journalistes affluaient à nouveau à Molenbeek pour voir ce qui avait changé, un après les attentats. Elle a été publiée sur le site de la RTBF.
Depuis quelques semaines, les journalistes affluent de nouveau à Molenbeek en nous posant la question la suivante : un après les attentats de Paris, qu'est ce qui a changé ? Est-ce ça va mieux ? Est-ce pire ?
J'ai évidemment envie de répondre que ça va mieux. J'ai envie de répondre que
la commune n'a pas attendu ces attentats pour mettre en place un plan d'action
de lutte contre la radicalisation, que dès l'automne 2013 et l'apparition du
phénomène des départs vers la Syrie, nous avons commencé à en parler avec les
acteurs de première ligne, mis en place les premières formations et les
premières actions de prévention, que nous avons pu, avec l'aide du fédéral,
constituer une cellule de prévention à la radicalisation et que le plan canal a
permis d'augmenter le nombre de policiers.
Mais ce serait mentir et se cacher. Car c'est évidemment largement insuffisant
: nous fonctionnons avec des bouts de ficelle, sans réels moyens
supplémentaires. Sans compter que les acteurs de première ligne, qu'ils soient
éducateurs, professeurs, assistants sociaux, animateurs voient le bagage de
leurs missions s'alourdir à chaque délitement de la société.
Et c'est bien cela qui est inquiétant, un an après les attentats de Paris.
L'Etat n'a toujours pas été capable de saisir le défi à la hauteur de l'enjeu.
Un réel examen de conscience sur les raisons de la dislocation du ciment de
notre société était nécessaire pour proposer un vrai plan sociétal. Mais chacun
s'est contenté de garder ses oeillères et de donner des réponses de court terme
pour rassurer l'opinion publique qu'il était bien en train d'agir : Le
Gouvernement fédéral a annoncé en fanfares et trompettes un plan à 400 millions
d'euros ; les entités fédérées, plus discrètes, ont chacune affirmé agir, sans
plan, mais avec un saupoudrage de moyens dans une palette de mesurettes
permettant de contenter tout le monde (ou personne). Quant aux communes, elles
nagent en première ligne à tenter de recoller les morceaux des fissures
provoquées par mesures d'austérité et d'exclusion à tout va de responsables qui
s'en lavent les mains depuis l'Europe jusqu'aux Régions.
Prenons l'exemple du Plan Canal, présenté comme la mesure phare du Gouvernement
fédéral en matière de lutte contre le radicalisme violent en Région
Bruxelloise. Ce Plan est effectivement emblématique des faillites de l'approche
gouvernementale en la matière : le recours à la communication politique au
détriment de l'action efficace, l'inclinaison aux postures martiales,
sécuritaires et stigmatisantes, et, sous prétexte que dans notre Etat Fédéral,
la prévention (et l'éducation et la culture) est du ressort des Régions et des
Communautés, le déficit de vision de long-terme et l'aveuglement feint sur les
causes profondes du radicalisme violent.
Le plan Canal aurait pu, aurait dû, être un plan concerté entre le Fédéral et
les entités fédérées (Région, Communautés, communes) intégrant l'ensemble des
volets depuis le sécuritaire jusqu'à la prévention en passant par la justice,
l'éducation et la culture.
Mais le Plan Canal, c'est avant tout une grande opération de communication opérée
sur le dos des Molenbeekois. Cet exercice a permis au Ministre de l'Intérieur
de concrétiser, chiffres à l'appui, son engagement à " faire le ménage
" à Molenbeek. Les moyens policiers déployés dans le cadre du Plan Canal
ont conduit à une politique vertigineuse des chiffres ;
450 ASBL sur les 1571 dont le siège est à Molenbeek ont reçu une visite de la
police. Elles ont été " visitées " non pas parce qu'on leur
suspectait un lien avec le terrorisme et ou une activité criminelle. Elles
l'ont été parce qu'elles n'étaient pas en ordre sur le plan administratif. Leur
tort principal : une nonchalance administrative mais surtout le fait d'être des
associations Molenbeekoises, donc a priori suspectes du pire. 59 de ses ASBL
font l'objet de procédures judiciaires. Pour quels types de faits ? Terrorisme,
radicalisme violent... ou infractions urbanistiques ou liées aux lois sur le
travail ? On ne nous le dit pas, comme pour mieux nous laisser imaginer le
pire...
5073 logements ont été " visités " à Molenbeek en l'espace de 6 mois.
Ces visites domiciliaires ont donc concerné 12444 Molenbeekois, soit plus de 10
% des résidents de la commune... Pour quels résultats ? 589 personnes n'y
habitent pas et 61 maisons sont insalubres... Mais en ce qui concerne la lutte
contre le terrorisme, on ignore la réalité de la prise de cette pêche en eaux
(très) profondes.
Dans les deux cas, les chiffres de Monsieur Jambon cachent plus qu'ils ne
montrent, stigmatisent plus qu'ils ne rassurent.
Enfin, le Plan Canal nous promettait des renforts policiers, réclamés depuis
longtemps, notamment pour renforcer les effectifs de la police de proximité,
fondamentales dans la prévention de la radicalisation violente. 57 policiers
supplémentaires ont été affectés à la zone de police Ouest dont, en théorie, 20
policiers de quartier pour Molenbeek, et les autres répartis entre les services
anti-banditisme, radicalisation, recherche et socio-économique. Nous pouvions
nous satisfaire de ce renforts policier et de leur ventilation entre les
différents services, jusqu'à apprendre dans la presse que les policiers de
quartiers voient leur nombre passer de 12 à 6...Nous espérons, à la fois pour les
policiers et pour la lutte contre le terrorisme, que les effectifs
supplémentaires ne se limiteront pas à multiplier les contrôles d'ASBL et les
visites domiciliaires !
Ces mesures sécuritaires font-elles reculer le risque terroriste à court, moyen
et long-terme ? Poser la question de l'efficacité du Plan Canal en matière de
lutte contre le radicalisme et le terrorisme, c'est être hors sujet : en
réalité, ce qui compte ce n'est pas l'effet des mesures sur la réalité du
risque terroriste mais l'effet de l'annonce de ces mesures sur les perceptions
du grand public. Il semble que l'essentiel pour le Gouvernement n'est pas
d'agir efficacement mais de donner l'impression d'agir ; la présence des
militaires dans les rues en est l'exemple plus emblématique : qui croit encore
l'efficacité ce dispositif ? L'essentiel est de donner l'impression de faire,
quitte à défaire en réalité ; offrir l'impression de ramener l'ordre quitte à
créer les conditions d'un désordre futur.
En effet, si seulement ce Plan se limitait à ne pas être efficace, nous
n'aurions aux lèvres qu'un goût amer de regret et d'occasion manquée. Mais les
mesures de ce plan risquent d'alimenter le marécage dans lequel se forment les
trajectoires de radicalisation violente.
En ce sens, il éveille auprès d'acteurs de terrain, mais aussi d'habitants et
d'élus locaux à Molenbeek-Saint-Jean et ailleurs, un profond sentiment
d'indignation et de gâchis. Les acteurs de première ligne, qu'ils soient
fonctionnaires, travailleurs associatifs, bénévoles ou simplement citoyens,
n'ont pas vu leurs moyens augmenter (ou à la marge) pour tout le travail de
prévention, de cohésion, d'émancipation qu'ils mènent quotidiennement.
Pourquoi nous, Molenbeekois, nous faisons-nous contrôler à une échelle aussi
massive ? Pourquoi sommes-nous les seuls à subir ces mesures d'exception aux
antipodes du principe de proportionnalité dans un État de droit ? L'État, à
travers son approche sécuritaire " bête et méchante " renforce le
sentiment d'injustice et de vexation, présent chez de nombreux Molenbeekois,
jeunes et moins jeunes. Il creuse ce fossé entre citoyens des quartiers
populaires et institutions (école, police, justice) que les acteurs de première
ligne s'acharnent quotidiennement à combler. Il offre en définitive des leviers
nouveaux aux recruteurs et aux prédicateurs de la haine.
Tout cet arsenal sécuritaire, tout cet argent investi, pour rien, dans un
contexte de redressement des finances publiques se faisant sur le dos des plus
précaires. Alors qu'il y a urgence à mettre un terme aux coupes budgétaires
imposées au monde judiciaire afin de lutter efficacement contre la menace
terroriste et préserver notre État de droit. Alors qu'il y a urgence à
renforcer nos services de renseignement et remplir le cadre policier par
l'engagement de policiers de quartiers et de proximité.
L'urgence aujourd'hui, c'est le renforcement des capacités des acteurs de
première ligne. Il faut lever les obstacles auxquels ils sont confrontés, leur
donner des moyens, leur permettre de travailler dans la durée, et s'appuyer sur
leur expertise. C'est là qu'il faut désormais investir énergie et moyens.
Enfin, le sens de l'État doit nous imposer de sortir de l'opposition entre
sécurité et prévention, mais sortir aussi du cloisonnement entre les
compétences de l'Etat fédéral et des entités fédérées, sortir aussi des
logiques partisanes.
Seule compte en réalité l'opposition entre les mesures sécuritaires ou
préventives efficaces et celles, tel le Plan Canal, qui ne le sont pas ou même
sont contre-productives.
Sécurité, prévention, justice, éducation, culture, toutes ces politiques qui
font le ciment de notre société, comme le court, moyen et long-terme, doivent
être articulés et équilibrés. Pour chaque euro investi dans la mobilisation de
moyens sécuritaires, un euro, au minimum, doit être investi dans des
dispositifs de prévention, de cohésion sociale, d'émancipation, d'éducation et
culturels.
Notre pays vit un moment historique qui appelle nos dirigeants à faire preuve
de sens de l'État. Le sens de l'État, c'est renoncer aux postures et s'attacher
à l'action efficace, défier la logique du bouc-émissaires, privilégier l'intérêt
public et le souci des générations futures à la myopie électoraliste. Avoir le
sens de l'État en matière de lutte contre le terrorisme, c'est aussi comprendre
que le succès de l'État islamique
dépend moins des attaques qu'ils mènent contre nous que de nos réactions à ces
mêmes attaques qu'il s'agisse de représailles contre les musulmans, d'un
accroissement des contrôles policiers et des mesures d'exception. Comme le dit
Jean-Pierre Filiu, " l'objectif de l'Etat islamique est d'entraîner une réponse
exclusivement sécuritaire qui entérinerait la transformation de problèmes
sociaux en questions identitaires. Ce serait une grave erreur ".
Malheureusement, c'est dans cette grave erreur que semble nous entraîner le
Gouvernement fédéral.