Pierre Georis

06/09/2017

Pierre Georis est un des six habitants molenbeekois qui ont accepté de témoigner dans le livre.

L'entretien a été réalisé par Emmanuel De Loeul, journaliste indépendant.  En voici la version intégrale.

Pierre Georis est citoyen molenbeekois depuis vingt et un ans. Il est aussi le secrétaire général du Mouvement ouvrier chrétien, la structure de coordination que se sont donnée cinq organisations sociales dont la confédération syndicale CSC et les mutualités chrétiennes. Son expérience généraliste sur des terrains sociaux et culturels donne un éclairage particulier de la situation locale.

Qu'est-ce qui vous a motivé à accepter la proposition de Sarah Turine de témoigner dans son ouvrage ?

Pierre Georis (PG) - En règle générale, j'accepte les sollicitations à m'exprimer, d'où qu'elles viennent. Seulement voilà, quand cela vient, c'est en lien avec mes activités et ma trajectoire professionnelle, mon « expertise ». Du coup, j'ai été très surpris par la proposition de Sarah, limite incrédule. D'une part parce que je n'ai pas spécialement d'expertise sur les questions de l'interculturel ; d'autre part parce que, la « porte d'entrée » étant le vécu molenbeekois, je ne me sens pas une légitimité particulière à livrer une « vision » sur Molenbeek. Certes j'y habite depuis 21 ans, j'y ai des connaissances, je m'organise pour grosso modo pouvoir en suivre l'actualité locale, et j'ai une très modeste implication dans une association d'insertion - qui mériterait d'ailleurs que je trouve plus de disponibilités pour m'y investir : je ne puis prétendre y avoir un statut « d'acteur déterminant ». Mon job professionnel ne m'autorise pas à une plus grande activité locale : après 25 années dans le domaine de l'insertion socio-professionnelle en Wallonie et à Bruxelles - j'y ai exercé à peu près toute la gamme des fonctions possibles - j'ai été élu en 2005 comme secrétaire général du Mouvement Ouvrier Chrétien (M.O.C.), et pas désavoué depuis. Le MOC est la structure de coordination que se sont donnée cinq organisations sociales : la confédération syndicale CSC, les mutualités chrétiennes, les Equipes Populaires, Vie Féminine et les JOC. Pour le compte de ce collectif, le MOC est à son tour organisateur d'une assez large gamme de services tant en matière d'éducation permanente que d'insertion socio-professionnelle, d'aide au développement, de défense et d'émancipation des travailleurs avec ou sans emploi. Secrétaire général, c'est un peu être le « ministre de l'intérieur » de cette petite galaxie, de Mouscron à Eupen, en passant par Arlon et Bruxelles : on est là pour coordonner le collectif qui fait en sorte que « les choses roulent », tant du point de vue des espaces de coordination politique entre les parties prenantes, que de l'organisation des activités, ou encore de la gestion financière et du personnel. L'Echevine m'a expliqué qu'elle pensait que mon expérience plus généraliste sur des terrains sociaux et culturels pouvait entrer en résonnance avec une situation locale qui, par ailleurs, ne me laisse pas du tout indifférent. J'ai donc finalement considéré que je pouvais dire oui, tout en ayant conscience que l'exercice serait très hybride, à l'articulation entre une approche sociologique qui décrit et une dimension philosophique qui prescrit, le tout étant incontestablement traversé par ma subjectivité propre - je n'exclus pas que celle-ci soit la faiblesse principale du propos.

Quel regard posez-vous sur Molenbeek ?

PG - C'est difficile de parler de Molenbeek. D'une part ce dont on a sans doute le plus besoin aujourd'hui est de propos nuancés : or de tels propos sont difficilement audibles par une large fraction de l'environnement, qui n'attend que d'être confortée dans ses a priori (le territoire sans loi pour les uns ; le multiculturalisme sans nuage pour les autres). Je veux ne pas tomber dans les pièges des « attentes-clichés », et donc m'exercer à la nuance, quitte à en être inaudible. D'autre part beaucoup de sensibilités sont à fleur de peau. On peut « ne pas penser à mal », et quand même utiliser un mot, un bout de phrase, une expression, que d'autres vont vivre comme étant blessants à leur égard ; ce faisant, malheureusement, on ajoute de la souffrance à la souffrance qui est déjà là. Si cela devait arriver pour l'un ou l'autre des lecteurs et lectrices de ceci, ma proposition est : « gardons ouvert un espace de discussion entre nous ». Toujours est-il qu'un point de départ pour éviter les malentendus est de clarifier d'où l'on parle. A fortiorique notre sujet est l'interculturel, qui porte avec lui les questions identitaires.

Je me sens profondément appartenir au peuple de gauche. Il faut préciser la notion, car il y a une gamme de positionnements possibles. Quand je me dis « de gauche », j'entremêle quatre dimensions. La première est la plus transversale, c'est celle qui unit toutes les fractions de la gauche : la tension vers l'égalité (dans toutes ses dimensions : pas seulement l'égalité des chances). Comme pouvait écrire l'Italien Noberto Bobbio : « L'égalité est l'étoile polaire de la gauche »[1]. La seconde est la visée d'émancipation individuelle et collective des personnes, c'est-à-dire que, lorsque des besoins sont identifiés, on cherche à actionner une réponse par le collectif chaque fois que c'est possible, en réunissant des personnes qui ont le même souci, pour vérifier ce qu'on peut faire ensemble. Si le groupe peut trouver tout seul une solution : c'est parfait, on fonce. S'il s'agit de construire et porter une revendication, on le fait aussi. Si le collectif n'est pas possible, le travail individuel doit prendre en compte la question : « Comment aider la personne à avoir plus d'autonomie ? ». Répondre à des besoins identifiés, c'est le fondement du travail social. Ce peut aussi être celui du clientélisme. Une partie des travailleurs sociaux est en phase avec la logique émancipatrice, et la pratique lorsque l'institution lui en laisse la possibilité. Le clientélisme par contre c'est : « Je réponds à ton besoin » (jusque là pas de souci), « mais j'en escompte que tu te lies à moi (et pour m'en assurer, je vais essayer de te conforter dans ta dépendance) ». Le travail à visée émancipatrice n'est pas dans la solution par l'octroi d'un « privilège » ou passe-droit individuel mais bien dans l'identification d'un problème/d'une revendication porté par un collectif et méritant un traitement égal pour tous. Il y a une vraie différence d'approche. En même temps, acceptons que le clientélisme est une réalité ni unilatérale (il y a des clients qui sont demandeurs à être et rester clients !) ni univoque (nous sommes dans une société qui autorise le droit à l'ingratitude, par exemple dans le secret de l'isoloir). Troisième dimension : il s'agit de viser la soutenabilité environnementale. Cela pondère ou oriente fortement la visée égalitaire : il ne s'agit pas de prôner des solutions qui entraînent plus de destructions d'équilibres qui, précisément, sont la condition de vie des humains sur la planète terre. Enfin, la quatrième dimension est celle de la soutenabilité financière : chaque proposition doit disposer de son budget ; à enveloppe fermée, une nouveauté qui coûte doit être compensée par une moindre dépense ou une nouvelle recette, ou une combinaison des deux. A défaut, on est dans la démagogie. Le fait que je m'approprie la quatrième dimension me range dans la fraction social-démocrate de la gauche ; j'en suis dans sa variante historique et sociologique « chrétien de gauche », c'est-à-dire plus à l'aise dans l'approche décentralisée de l'action, en associations et organisations sociales, qu'avec l'approche en partis (ce qui ne veut pas dire que l'action des partis soit sans légitimité bien au contraire - simplement, il y a coexistence de militances qui s'expriment dans des registres différents, et qui doivent trouver à s'articuler). Notons qu'avec les quatre dimensions identifiées, on peut aussi facilement se construire une petite grille qui permet de répondre à la question : « Cette décision est-elle juste ? » La réponse est « oui » si ladite décision tend vers plus d'égalité, vers plus d'émancipation, si elle est soutenable du point de vue de l'environnement et si elle utilise au mieux la marge de manœuvre disponible du point de vue financier (une marge souvent plus faible qu'on pourrait l'espérer). Evidemment, ça n'est pas applicable à toutes les décisions quelles qu'elles soient au niveau communal (parce qu'il y a aussi plein de décisions à prendre qui ne sont pas pour autant des enjeux de société), mais malgré tout, sur l'enseignement, le logement, la culture, la jeunesse, le sport, l'aménagement du territoire,... il y a usage possible.

Comment décliner cette approche de gauche avec l'interculturel ?

PG - Aujourd'hui, on peut avoir l'impression que l'identitaire supplante le social. Pour des gens comme moi, cela a d'abord été déstabilisant. Car, si dans le combat pour l'égalité le conflit porte sur ce que l'on a, dans les enjeux interculturels il porte sur ce que l'on est : ce n'est pas exactement le même registre[2] ; l'interculturel est existentiellement plus « émotionnel ». Passée la séquence déstabilisatrice, force est de reconnaître que les deux registres sont en interconnexion à plusieurs égards. De manière générale, le raciste focalise sur et creuse la différence : c'est l'exact contraire de la visée vers l'égalité. Ceci explique pourquoi, de mon point de vue, l'antiracisme est consubstantiel à la gauche (sans que pour autant la gauche ait monopole ou exclusivité de l'antiracisme : ici j'exprime par quel mécanisme intellectuel je suis moi-même antiraciste ; d'autres trajectoires sont possibles qui permettent d'arriver sur ce même espace - c'est évidemment très heureux). Un autre lien entre interculturel et social passe par le constat que, oui, des discriminations existent, en particulier sur le marché de l'emploi. Un enchevêtrement complexe de raisons explique ce résultat - ceci n'est pas le lieu pour le détail de la mécanique. Toujours est-il que le facteur « ethnoculturel » constitue une des transversalités fortes des observations. Cela se vit dans la douleur pour de nombreuses personnes, qui peuvent d'autant plus en faire une question « communautaire » que, précisément, le facteur ethnoculturel est avéré. Il ne fait guère de doute que réfléchir et agir à traiter cette question sociale aura des conséquences positives à sensiblement atténuer des tensions vécues comme culturelles. Il n'est pas dit pour autant qu'elles disparaîtront rapidement, et certainement pas toutes : un espace pour l'approche interculturelle est légitime. Restons logique : l'égalité doit y rester notre « étoile polaire », mais il s'agit cette fois de viser l'égalité des positions ethnoculturelles entre elles. Une sorte de paradoxe se dessine : être de gauche lorsqu'on est dans le champ économique et social entraîne, lorsqu'on passe dans le champ interculturel, d'occuper une position structuralement centriste. En l'occurrence, il s'agit de construire un point d'équilibre à partir duquel personne (aucune communauté) ne se sent menacé par personne et chacun peut travailler avec tout le monde ; il y a des compromis à trouver, des points de vue différents à concilier.

Autrement dit, il faut parvenir à concilier la diversité ethnoculturelle et la justice sociale, la différence et l'égalité, le compromis à l'interculturel et le conflit en faveur de l'égalité[3].

Tout cela oblige à creuser la question des identités culturelles.

PG - Trop souvent, l'approche identitaire est essentialiste. Or on peut, même intuitivement, se rendre compte que cela mène rapidement à l'impasse. Déjà, quand on cherche à nommer, on mélange des registres très différents : parfois des territoires réputés d'origine (souvent d'ascendants plutôt que de « présents »), parfois une réalité confessionnelle, parfois une réalité « ethnique », parfois une couleur de peau. Sans compter la difficulté à nommer certaines « communautés », par exemple la mienne. Ou alors faut-il la nommer en creux : ce serait ce qui resterait une fois que toutes les autres auraient été identifiées ? Ou même encore l'absence de toute tentative (en tout cas connue par moi) de nommer certaines réalités comme, par exemple, celle des bébés nés au loin puis adoptés par des familles belges, qui peuvent être pris pour des black ou des asiatiques alors que tout dans leur tête a été construit « belge blanc », si je puis utiliser l'expression.

Nettement plus porteuse est l'approche par les trajectoires. L'identité est comme le fleuve en marche ; chaque fois qu'une nouvelle rivière afflue, elle charrie avec elle de nouveaux éléments qui s'intègrent au fleuve. L'image n'est pas de moi - à la vérité je ne sais plus d'où je la tiens - mais je la trouve très parlante. Façon d'exprimer que nos identités sont multiples.

Le Pierre Georis de 61 ans est bien le même que celui de 15 ans ; en même temps, il est devenu très différent ! L'approche par trajectoires permet de ne pas se laisser emprisonné par des facteurs de pure contingence. Ainsi, je suis né à Mouscron, mais si j'étais né un peu 500 m plus au sud ou 2000 m plus au nord, j'aurais été Français ou Flamand. Je suis donc Wallon, mais si je pratique le patois picard, j'ai de plus en plus de difficultés à appréhender les patois wallons au fur et à mesure que je me déplace vers l'est. Enfin, j'habite la Région bruxelloise depuis quarante ans et me suis fixé à Molenbeek il y a vingt et un ans. Alors, je suis quoi ? Wallon ? Picard ? Bruxellois ? Mouscronnois ? Molenbeekois ? En réalité, je suis un mélange de l'ensemble de ces identités, sans compter celles acquises au fur et à mesure de mes pérégrinations à Namur, Charleroi, Verviers, Liège, Louvain, Louvain-la-Neuve, etc. Faire ces constats permet de beaucoup relativiser les choses quant aux « mérites » personnels qu'on aurait à être né à un endroit et dans un milieu précis. Il n'y a aucune honte à tirer de ces hasards, ni aucune gloire : c'est comme cela, c'est tout...Et ça permet d'avancer sereinement vers les autres. Nous sommes des égaux au moins en ceci que nous sommes tous le produit de hasards et le résultat de trajectoires[4].

Passons à Molenbeek. Comment les choses s'y déroulent-elles ?

PG - La diversité des populations y est très grande. Et le quotidien n'est pas du tout ce qu'on dit : en définitive, il y a assez peu de conflits interpersonnels ; pas vraiment différent de ce qui se passe ailleurs, avec par-ci par-là un conflit de voisinage et beaucoup de coexistences paisibles. La plupart des gens savent se parler avec respect. Il y a des lieux de coopérations qui fonctionnent tellement bien que ça ne tracasse plus personne que l'un porte une casquette sous le soleil et l'autre pas, l'un va nu-tête sous la pluie tandis que l'autre enfile une capuche, l'un affiche telle conviction confessionnelle alors que l'autre est athée. En même temps, il y a aussi des phénomènes d'entre soi : les uns sont au salon de thé, les autres à la brasserie. Des regrets s'expriment parfois quant à cet état de fait, et je peux les partager. En même temps, on en est tous à cultiver des formes d'entre soi. Je suis très sensible aux arts plastiques ; je suis ravi que le musée MIMA[5] se soit ouvert le long du canal ; mais, forcément, quand je visite les expositions du MIMA je me retrouve au milieu de personnes qui, comme moi, sont sensibles à l'offre. Celui qui aime suivre un match de foot en compagnie choisira de passer sa soirée dans un établissement qui en offre la retransmission. Si je suis à la piscine, je n'y serai qu'avec des gens qui ont envie de nager. Etc. En soi, je ne vois pas que cela soit bien grave, pourvu que les lieux concernés ne soient pas excluant (des autres qui voudraient y pénétrer). Moi-même qui suis plutôt brasserie que salon de thé, je peux en tout cas témoigner n'avoir jamais été victime d'ostracisme toutes les fois où j'ai été dans un salon de thé[6] ! Lors d'une grosse fête locale à 3.000 personnes au château du Karreveld[7], je me suis fait offrir un verre de vin par une dame voilée et sourire jusqu'aux oreilles. Le moment était très joyeux où on ne croisait que des gens heureux du spectacle qui leur avait été offert, et aussi de se retrouver si nombreux et si divers. Objectivement, il suffit d'aller, d'oser, pour se rendre compte qu'on n'est quand même pas systématiquement dans un monde correspondant pile poil aux clichés véhiculés ! A présent commencent à naître des lieux qui se veulent explicitement de mixité : c'est un progrès indéniable. En quelque sorte, le Molenbeek apaisé est la laïcité en acte. Il faut évidemment comprendre « laïcité » non pas comme la « religion des athées militants » mais comme garantie que l'espace public est organisé en sorte de permettre à chacun de se mouvoir librement avec ses convictions, dans le respect de la liberté des autres.

Ceci dit, Molenbeek n'est pas non plus que l'espace apaisé que je viens de décrire. La commune est une petite société traversée d'au moins deux courants contradictoires. Il y a des gens qui y préparent la guerre civile, « tout simplement ». Je me réfère évidemment à l'aveuglante actualité du radicalisme islamiste ; mais ces gens ne sont pas seuls : « en face », il y a aussi toute une fachosphère qui se prépare, au moins mentalement et parfois plus activement. Lorsque je suis arrivé à Molenbeek, il y a 20 ans, il ne m'a pas fallu attendre 6 mois pour être contacté par une personne qui m'indiquait pouvoir me vendre des armes si je sentais le besoin de me protéger, sous-entendu « contre tous ces étrangers ». Il ne faut sans doute pas exagérer le nombre de personnes qui sont dans ces mauvais trips extrémistes, mais cette réalité existe aussi : il faut savoir la regarder ; il y a une gestion particulière à faire ; je ne suis pas ébranlé par le fait qu'on actionne une politique de répression à l'égard de ces réalités.

N'ayant cependant aucune expertise en matière de gestion des extrémismes, je pense que mon propos sera plus utile s'il se concentre sur l'autre grand courant qui traverse Molenbeek : celui des personnes, à mon estime sensiblement plus nombreuses, qui travaillent à la (ré)conciliation, qui cherchent à agrandir l'espace de l'apaisement, et à augmenter le volume des personnes qui y pénètrent. L'enjeu est la captation de toutes ces personnes qui ne sont ni dans un des extrêmes, ni encore significativement dans l'espace de l'apaisement. Ces personnes peuvent tenir des discours tendus et agressifs sur les autres. Je formule l'hypothèse qu'ils ne sont pas univoques. Une fois qu'on a retiré les voyous extrémistes, il y a des personnes qui ont peur : leurs discours caricaturaux sur les autres communautés ont alors pour fonction première de leur donner un cadre de compréhension, d'interprétation du monde dans lequel elles évoluent. Il faut trouver une méthode pour « faire bouger les lignes ». Puis, il y a peut-être aussi des personnes dont le discours est dur, comme celui des acteurs d'une négociation dans sa première phase. Je m'explique. Dans toute négociation, il y a deux étapes. La première consiste à creuser les tranchées, à répéter à l'envi ses propres positions. La deuxième voit les parties sortir des tranchées et chercher à trouver des points de ralliement possibles. Une des clés de mes hypothèses (car c'est bien d'hypothèse qu'il s'agit : rien n'est réellement démontré à ce stade) est de penser qu'une fraction des personnes qui tiennent des discours durs, radicaux, sont placés, fût-ce implicitement, dans la première phase de négociation. Ils n'attendent qu'une seule chose : qu'une occasion se présente ; à conditionqu'ils soient reconnus pour ce qu'ils sont, ils peuvent entendre l'expression des autres et commencer la réflexion.

Car, c'est très frappant, il y a une immense demande de reconnaissance qui monte de toutes les communautés. Les protestations contre l'islamophobie, l'antisémitisme, le vécu de relégation des Roms,... Ce sont avant tout des cris : « Reconnaissez-nous comme nous sommes », l'expression de peurs diverses de tous contre tous. Même dans ma communauté, celle que je ne sais pas nommer, la demande existe car force est de constater que certains se vivent comme participant d'une « civilisation en déclin irrémédiable » ; la moindre anecdote relance l'expression de cette peur « où sommes-nous ; qu'allons-nous devenir ? » ; un voisin de l'immeuble m'a fait une véritable crise après avoir croisé la première habitante voilée dans l'ascenseur ; d'autres « qui ne sont pas racistes mais... » laissent entendre qu'avec tous ces nouveaux habitants qui ont au moins des ascendants dans le Sud, « le standing baisse, les dégradations augmentent ». Etc.

Bref : on voit là un public. Par ailleurs, de nombreuses initiatives connues, moins connues, et même inconnues (quand ça se passe entre voisins dans un réseau de solidarités courtes par exemple) ont d'ores et déjà été menées. Nous avons le devoir de vérifier les conditions de la réussite. A nouveau, je suis dans les hypothèses. J'en vois d'abord deux, étroitement reliées. La première : il faut des espaces de discussion[8]. Pour qu'ils fonctionnent correctement, sans doute faut-il que chaque partie impliquée y participe en bonne foi et admette que l'autre est lui-aussi de bonne foi. Ensuite, il faut laisser une large place à la demande de reconnaissance. C'est-à-dire d'abord passer du temps pour que chacun s'exprime sur le mode du « moi, je », et dise ses craintes, tout en prenant le temps d'écouter les craintes des autres[9].

Des Molenbeekois d'origine maghrébine disent s'être surpris à éprouver une forme de compassion pour Salah Abdeslam lors de son arrestation alors qu'ils n'approuvent en rien les actes terroristes qui lui sont attribués. Ils l'expliquent par un sentiment de proximité de condition entre gens qui ont connu des stigmatisations, qui ont été victimes de discrimination.

PG - Ce qui est intéressant dans ce qui est exprimé, c'est que cela témoigne d'un haut degré de réflexivité : les gens disent qu'ils « se sont surpris », c'est donc qu'ils sont dans l'auto-analyse de leurs vécus existentiels. On ne leur enlèvera de toute façon jamais ce vécu : autant qu'il soit exprimé et analysé, on avancera mieux et plus vite.

Mais c'est un discours qui reste délicat, pour ne pas dire impossible à porter dans l'espace public sans risquer le lynchage médiatique. Chercher à expliquer, ce serait excuser ?

PG - Evidemment non. L'enjeu est de parvenir à être le plus efficace possible dans la recherche de solutions qui marchent vraiment : pour cela il faut comprendre les phénomènes, pas seulement dans leur surface, aussi dans leur profondeur, avec toute les complexités des humains et de leurs interrelations, les interférences de contextes,... La démarche est valide aussi en auto-évaluation de ce qui se fait, par les acteurs eux-mêmes : il faut encourager la réflexivité des personnes en marche, individuellement et collectivement : c'est cela qui permet d'ajuster, d'innover au fur et à mesure que l'initiative se déploie dans le temps.

Il y aurait donc derrière cette relative compassion éprouvée par certains un besoin de reconnaissance : d'avoir été, dans leur trajectoire de vie, victimes de politiques publiques d'accueil puis d'intégration soit inexistantes soit inappropriées, inadéquates, inefficaces. Des excuses officielles[10] seraient-elles de nature à répondre à ce besoin de reconnaissance ?

PG -Vu le système politique belge, il faudrait que l'initiative soit soutenue par une large coalition, au risque sinon pour celui ou celle qui prendrait l'initiative seul/e d'être accusé/e de vouloir capter une rente électorale. Ce ne sera de toute façon pas simple : les mœurs sont plus à dénoncer les failles des tiers qu'à reconnaître publiquement ses propres défaillances.

Il ne faut cependant pas exclure qu'il puisse y avoir un momentum: un événement ou une organisation avec une forte légitimité centralisée pourrait venir soutenir la multiplicité des initiatives de dialogue. Ce serait déjà très aidant.

Vous préconisez l'interconnaissance, la discussion, la reconnaissance. Pensez-vous à un dispositif en particulier ou à un état d'esprit à privilégier ?

PG - Il n'y a pas de recette miracle. Il s'agit de laisser ouverts des espaces où l'on peut expérimenter des dispositifs de dialogue et de rencontre, en se trompant, en adaptant, en innovant. Au-delà des ingrédients déjà cités, discussion et reconnaissance, nous devons pouvoir ajouter émancipation et compromis.

Pour être la plus démocratique possible, l'approche par l'émancipation doit viser les publics les plus larges, c'est-à-dire aussi les plus fragiles : personne ne doit rester au bord du chemin. Cela nous oblige parfois à beaucoup de modestie. Il faut parvenir à identifier concrètement ce qu'une personne est vraiment en capacité de faire au moment où elle est[11] ; pas lui fixer des objectifs inaccessibles, qui vont l'enfoncer encore plus. Car des gens sont parfois vraiment très loin. En début de carrière dans des formations de mises à niveau et d'alphabétisation, notre groupe était très enthousiaste de la pédagogie du projet[12] : réussissons des choses ensemble, ça contribuera à retrouver de la confiance en elles pour des personnes qui ont des parcours chahutés, marqués par les échecs ; en passant, on apprend la solidarité de groupe en acte, l'expression de souhaits, la négociation autour du projet qu'on veut mener et l'organisation du travail,... Cela reste tout à fait valide, je ne dénigre absolument pas. Mais cela n'empêche qu'on peut se retrouver avec des situations étonnantes, comme celle d'un Monsieur extrêmement timide : il lui a fallu une semaine pour se sentir suffisamment à l'aise dans le petit groupe (8 personnes, animateur compris) et enfin commencer à exprimer quelque chose (jusque là, on ne connaissait que son prénom). C'était extrêmement personnel : il souhaitait sortir de la dépendance d'un ami pour ...se commander tout seul son sachet de frites quotidien à la friterie de la gare ! Dans la foulée, on apprenait que le sachet de frites constituait son unique repas du soir, tous les jours de la semaine ! Dans une situation comme celle-là, on ne commence pas par dire : « Imbécile ! Arrête de manger des frites tous les jours, c'est mauvais pour ta santé ». Non, on l'aide dans son émancipation concrète à partir de son problème du moment, en élargissant ensuite l'exercice à l'épicerie, en organisant des activités de groupe qui montrent que ça peut aussi être agréable de manger d'autres choses, que c'est possible pas cher, que beaucoup de choses peuvent se préparer sans grande complication. Il y a vraiment moyen de faire un trajet, mais il faut commencer à l'endroit où se trouve la personne.

J'en arrive au compromis. Car la vie en contexte interculturel ne peut exister qu'à la condition de trouver le point d'équilibre acceptable par tous parce que personne ne se sent menacé. Il y a toutes sortes de négociations à mener[13]. Parfois, le chemin à trouver est entre deux logiques émancipatoires qui peuvent se trouver en contradiction. Par exemple, je pense que c'est émancipatoire de parvenir à se mélanger à la piscine, sans sexisme et dans le respect, et donc que séparer les genres représenterait un recul. Mais, si le prix de cette émancipation entraîne que certaines personnes parmi les plus fragiles ne sortent plus de chez elles bien qu'elles aient le désir de piscine, alors je puis accepter que certaines plages horaires leur soient réservées. Je dis bien « certaines plages horaires » : ce ne doit pas être une norme qui s'impose à tous - chacun doit pouvoir trouver son compte. Je raisonne ainsi parce que je trouve préférable que des personnes sortent de chez elles et en voient d'autres, plutôt que le contraire, mais au départ ce n'est pas mon choix premier. Ici, il y a une forme de conflit entre deux logiques émancipatoires légitimes. Dans un tel cas de figure, l'option doit être de ne pas laisser les plus fragiles au bord du chemin, sans pour autant « casser » les autres dont le désir de mixité est tout aussi légitime. D'où cette forme de compromis, par la coexistence. De mon point de vue, la notion d'accommodements raisonnables ne désigne rien d'autre que l'aptitude à trouver des compromis en milieux interculturels. C'est le mot « compromis » que je défends, c'est-à-dire la situation où aucune des parties n'est écrasée ou humiliée par l'autre, où chacun accepte de perdre un peu parce que, à tout prendre, il y a quand même plus à gagner qu'à perdre à trouver le chemin de la paix plutôt que prendre celui de la guerre[14].

Qu'est-ce qui a changé suite aux attentats, selon vous, à Molenbeek ?

PG - Des choses ont bougé positivement. Ça a gonflé le désir des gens d'être ensemble, tout simplement. Paradoxalement, des moments tristes peuvent avoir des effets heureux. Quelques jours après les attentats, un rassemblement était organisé à l'initiative de plusieurs associations locales. La place communale était noire de monde, malgré l'obstacle que représentait le passage au contrôle et à la fouille. Il émanait de ce rassemblement, a priori très représentatif de la diversité locale, une réelle chaleur humaine ; c'était très troublant. En même temps, la place n'est pas gigantesque ; j'ai cru comprendre qu'elle pouvait accueillir entre 3.000 et 3.500 personnes. Par rapport aux 95.000 habitants, ça reste relatif. Néanmoins, reconnaissons-le : ni vous ni moi ne nous déplaçons à tous les événements que nous jugeons dignes de notre sympathie ; on soutient parfois de loin ; le public présent était aussi représentatif en ceci qu'il représentait beaucoup plus que lui-même.

Il me semble aussi, vu de loin, que la vie politique locale a été un peu apaisée par les événements sur le mode « Maintenant il y a des sujets sur lesquels on doit pouvoir s'entendre. » Evidemment, la période pré-électorale dans laquelle nous entrons va re-cliver les choses.

Enfin, on enregistre également une plus grande publicité et reconnaissance des initiatives interculturelles, avec peut-être une certaine accélération de celles-ci. Comme si se réveillait un potentiel dormant ou sortaient de la catacombe des idées souterraines. La rupture du jeûne dans l'Eglise Saint Jean-Baptiste un soir de Ramadan a été un événement très marquant, avec un contenu émotionnel fort. Beaucoup de musulmans sont rentrés dans l'église ce jour-là. A leur tour, les musulmans ont ouvert une mosquée pour un événement à la Noël. Ce sont des activités à réitérer, même pour quelques centaines ou dizaines de personnes : ce qui est pris est pris.

Ce type d'initiative interconfessionnelle n'occulte-t-elle pas la dimension socio-économique au profit d'un aspect plus identitaire ?

PG - Vous mettez le doigt sur un « angle mort » du raisonnement. Je n'ai pas d'avis tranché. L'interculturel a vocation à être plus large que l'interconfessionnel. Mais peut-être ce dernier est-il un point d'entrée plus « volontariste » ? Car il y a aussi un interculturel par effet induit d'autres événements qui n'ont pas été particulièrement pensés pour ce type d'objectif : les marchés, les braderies, les petites fêtes de quartier ne sont généralement pas construits avec un tel objectif, pourtant ils favorisent sa réalisation, puisque les gens s'y côtoient sans soucis apparents. Quand on est dans l'interconfessionnel, la démarche est plus « voulue ». Ma communauté est largement sécularisée ; lorsqu'on y désigne les « chrétiens » - ce qu'ils ne sont pas tous, loin de là - une large fraction (dont je suis) relève d'une « chrétienté historique et sociologique » qui mêle des positions de foi, d'incroyance et d'agnosticisme selon les personnes ; il n'y a qu'une petite minorité de chrétiens qui pratiquent ; pour ceux qui pratiquent en Eglise catholique, je peux dire qu'il y a aussi toute une gamme de positionnements et que les tensions peuvent être extrêmement fortes entre les chrétiens de gauche et des collectifs d'allumés extrémistes se revendiquant pourtant de la même Eglise ! Si je commente la situation de la communauté musulmane : forcément, je ne la connais pas de l'intérieur ; le sentiment peut être que la sécularisation y est moins forte, en l'occurrence il y a une fraction plus importante de personnes dans la communauté qui sont dans la foi et la pratique, mais je suis dans l'incapacité de dire les proportions, même approximativement. En même temps, la tentation de l'homologie est là : vu la dimension de la communauté, je n'ai pas de problème à me représenter une large gamme de positionnements différents selon les personne, avec une gauche et une droite, des fondamentalistes et des porteurs d'ouverture. Il faut admettre la géométrie variable. Quoiqu'étant principalement « chrétien sociologique » je n'ai pas de difficulté à entrer dans une démarche interconfessionnelle si c'est une façon de rencontrer et de construire avec des musulmans - à la limite, j'ai suffisamment de « culture chrétienne incorporée » pour, s'il le faut, me faire passer pour un pratiquant ! Les liens créés dans de tels cadres ne se jouent qu'avec les porteurs d'ouverture dans chacune des communautés, ce qui facilite grandement les échanges ; ce ne sont pas les fondamentalistes qui s'engagent. Mais donc le dialogue ne règle pas par lui-même la question des fondamentalistes, sauf peut-être en ceci qu'il contribue petit à petit à les isoler.

Ressentez-vous un attachement particulier à Molenbeek ?

PG - Quand j'ai eu l'idée de devenir propriétaire, j'ai commencé à chercher et j'ai atterri à Molenbeek un peu par hasard en 1996. Déjà à l'époque, la réputation de la commune n'était pas vraiment glorieuse. En même temps, j'étais assez séduit par le projet « Rive gauche », de remaillage urbain d'une vaste cicatrice créée deux décennies auparavant par la construction du métro, entre le canal et les Etangs Noirs : partout ailleurs dans la ville, le métro s'était construit sous les grandes avenues et en avait suivi les sinuosités ; à Molenbeek, il était passé à travers tout, en détruisant un bâti dense, après l'expropriation rapide et, m'a-t-on raconté, souvent brutale de plusieurs milliers d'habitants pauvres. Il en était resté un large et long terrain vague no man's land qu'il s'agissait à présent de traiter, au moins pour ses parties qui n'avaient pas été entretemps « reconquises » de haute lutte par l'associatif (aménagement du parc Bonnevie). Evidemment, un tel chancre n'avait pas éliminé la pauvreté (ce qui était peut-être l'espoir secret de décideurs qui avaient pris l'option de destruction) : au contraire, elle l'avait aggravée car qui s'installe à proximité de tels lieux si ce ne sont ceux qui n'ont pas vraiment d'autre choix ? J'étais partant pour vivre au milieu de cela, un quartier pauvre, avec des réalités multiculturelles complexes, aussi parce que le projet de remaillage était une séquence positive dans l'Histoire locale, un de ces moments où les gens peuvent se dire « Enfin quelque chose bouge et ça va dans le bon sens ». Par ailleurs, l'accès à la propriété y bénéficiait d'encouragements (autrement dit : c'était moins cher qu'ailleurs à Bruxelles, et aidé) parce qu'au début les candidats ne s'y bousculaient pas.

Objectivement, le cadre urbain ainsi créé me convenait ; un petit côté « Louvain-la-Neuve » des nouvelles constructions me donnait le sentiment de pouvoir être dans des codes que je pouvais maîtriser. Pourtant, avant même mon installation, le simple fait de l'annoncer, des connaissances m'ont dit : « Si tu vas à Molenbeek, alors tu ne me verras plus chez toi ». C'était surtout la peur qui les guidait, et j'ai quand même fini par en convaincre une partie, quitte à les attendre ailleurs en ville et à les « escorter » jusque chez moi. Toujours est-il que, pour moi aussi, le premier contact n'a pas été avec le « Molenbeek apaisé » que j'ai pu déjà décrire, mais avec cette autre réalité d'une densité d'incivilités considérablement plus forte que tout ce que j'avais pu vivre antérieurement. Mon diagnostic a rapidement été qu'une fraction très importante était simplement l'effet d'une densité forte de population jeune, qui ne procédait en définitive à rien d'autre qu'à des jeux d'enfants sur l'espace public (faute d'avoir beaucoup d'espace privé) et des bêtises classiques d'adolescents (je ne vais pas soutenir que moi même, à l'adolescence, je n'ai jamais participé à aucun chahut, ni aucune bêtise - essayons de n'avoir pas la mémoire trop courte). Donc, une réalité bruyante, fatigante, souvent destructrice ou dégradante à petite échelle, en vérité pas réellement grave, mais qui, à la longue, peut provoquer une réelle fatigue mentale, ainsi d'ailleurs que des coûts importants à assumer (car les dégradations à la copropriété doivent être payées ; au fil du temps, le coût des assurances explose ; etc.). En même temps existaient des initiatives privées d'une certaine « police » : à l'époque j'ai quelquefois observé des sortes de « patrouilles » de 2-3 hommes en blanc, dont les jeunes étaient prévenus de l'arrivée par des guetteurs : ils s'éparpillaient aussitôt. J'ai entendu de telles « patrouilles » être qualifiées de « milices islamiques ». C'était aussi l'époque où on m'a proposé l'achat d'une arme, comme j'ai pu l'exposer plus haut : bref, une drôle d'ambiance, beaucoup plus dure à encaisser que ce que j'avais anticipé ! En contrepoint, au bout d'un an, je connaissais plus de voisins que ce que je ne connaissais au bout de huit ans à mon précédent domicile ! La facilité à nouer du lien m'a stupéfié ; l'initiative associative « Maison de quartier Bonnevie » a par ailleurs joué un rôle actif d'offreuse d'intermédiations que j'ai saisies, et qui m'ont bien aidé à « m'installer » durant les premiers mois. Dès le moment où on connaît des gens, et où on est reconnu par eux, où on peut se saluer courtoisement, parfois échanger une plaisanterie, se dire des petites nouvelles, s'inquiéter du bulletin de la gamine de la voisine, se rendre un petit service ou l'autre, la vie devient beaucoup plus agréable pour tout le monde. En d'autres termes, une fois passé le premier choc, pas inattendu en soi, mais bien par son ampleur, je me suis vite senti à l'aise à Molenbeek.

Puisque le hasard de l'interview m'a amené à évoquer de manière impressionniste toutes sortes de réalités qui coexistent sur Molenbeek - le Molenbeek apaisé, celui de la guerre civile des islamistes et de la fachosphère, celui par contre des militants de la réconciliation parmi lesquels un associatif discret mais qui pèse lourd, avec un entre deux du Molenbeek des gens qui ont peur et celui de ceux qui n'attendent que des opportunités pour faire un pas vers l'apaisement, celui enfin de l'incivilité - je suis tenté de compléter le panorama de deux brefs éléments. Le premier est que l'incivilité n'est en rien le monopole des jeunes pauvres et inactifs : malheureusement, de très nombreux adultes s'y livrent aussi - d'une certaine manière, cela me semble plus navrant car moins « logique ». La seconde est qu'une très petite fraction des incivils est en réalité purement et simplement délinquante : le vécu existentiel peut aussi être celui de l'agression physique : « Comment, toi ? Ce n'est pas possible qu'on t'attaque : on te connaît, on sait que tu habites ici. Ce doit être des étrangers de Schaerbeek qui viennent foutre la m... chez nous ! » Telle a été la réaction de quelques jeunes auxquels je racontais une mésaventure personnelle ; en passant, je me suis dit qu'on était décidément vite qualifié comme « étranger » - bon, évidemment, Schaerbeek c'est aussi l'autre côté du canal...

Qu'est-ce qui vous a fait passer à travers ces difficultés, au début de votre vie à Molenbeek ?

PG - L'agression aurait tout aussi bien pu se passer ailleurs ; il n'y a rien de « spécifique ». J'ai aussi la chance d'être doté d'une bonne capacité à la résilience. Donc : dossier classé. L'essentiel tient en ceci : je suis arrivé un peu par hasard, dans une recherche d'habitat, mais, en pesant le pour et le contre comme on fait à ce moment là, en réalité on choisit. Je n'avais aucun a priori négatif vis-à-vis de l'interculturel, j'étais disposé à le vivre. On n'est certes pas constant dans sa tête, j'ai connu des moments de perplexité. Mais je me suis inscrit dans des relations sociales bien plus vite que partout ailleurs où j'avais habité. Grâce à la solidarité de condition des autres habitants qui avaient fait comme moi le choix d'acheter dans ce projet « Rive gauche », et plus généralement aux Molenbeekois eux mêmes : beaucoup de gens y ont disposition à entrer en contact avec des inconnus. Cet ancrage social a été absolument déterminant. Jean-Paul Sartre écrivait « L'enfer c'est les autres »[15] ; je me permets de compléter : « Le paradis aussi ».

Après 13 ans aux Etangs Noirs, vous avez déménagé vers un autre quartier de Molenbeek, dans le « haut ». Ressentez-vous une coupure entre le haut et le bas de Molenbeek ?

PG - D'abord, il y a une espèce de barrière physique qui sépare le « haut » du « bas » : le chemin de fer lui-même longé d'une sorte de long no man's land ; il n'y a que deux points de passage aux extrémités, par les chaussées de Ninove et de Gand (et aussi une passerelle piétonne pas extraordinairement sympathique). La vérité est que ce ne devrait pas être très différent de la situation des villes traversées par un fleuve, mais voilà : un chancre c'est moins sympa dans le paysage qu'un fleuve et, en quelques sortes, ici, les deux rives ont des spécificités marquées. La principale distinction qu'on repère à l'œil nu est d'ordre urbanistique : l'urbanisme du haut, quoique de construction plus récente, est globalement assez médiocre, avec un assez grand nombre de bâtiments de faible qualité architecturale, qui vieillissent vite et souvent très mal ; les espaces sont très sensiblement plus aérés - il y a même des parcs - mais quasiment dépourvus de places publiques. Or les places publiques sont un enjeu symbolique important : ce sont des espaces où les habitants sont amenés à passer souvent, à se croiser ; ils sont amenés à se l'approprier ; les lieux ont une charge symbolique. Dans le centre historique, place Saint Jean Baptiste et place communale sont des endroits très intéressants ; c'est agréable d'y passer, on s'y sent « chez soi ». Les discussions parfois tendues autour des aménagements successifs de la place Duchesse de Brabant témoigne de ce que l'enjeu déborde les seuls riverains de la place. Le haut de Molenbeek n'a quant à lui aucun espace public de cette nature ; on a une sorte de vaste territoire un peu « dortoir », avec peu d'identification de quartier sauf à utiliser comme dénomination l'une ou l'autre des artères qui le traversent (« j'habite au Mettewie, ou au Machtens »).

Force est de constater aussi que le « haut » a été une zone où se sont installées des personnes de « la communauté que je ne sais pas comment nommer » alors que le centre historique et le Maritime étaient investis par les migrations plus récentes. Donc « haut » et « bas » illustraient la notion de « ségrégation urbaine ». J'ai cru comprendre qu'il fût une époque où des personnes peu scrupuleuses attisaient le clivage. Mais cela bouge, rapidement. Si la moyenne d'âge est plus élevée dans le « haut », et cela aussi c'est visible, chaque fois qu'une personne part ou décède, elle est remplacée par une plus jeune : chaque jour qui passe, la population ressemble un peu plus à la sociologie de la diversité bruxelloise populaire. Car ladite population n'y est pas aisée : l'indice socio-économique des écoles primaires de la zone est majoritairement de 2 et 3/20, avec cependant quatre situations un peu meilleures (5, 6, 10 et 11) et 2 situations d'écoles secondaires qui sont de 1/20 (ça ne veut pas dire que ce sont de mauvaises écoles, loin de là ! La cote ne parle que de la situation socio-économique des familles des élèves) : même si l'éventail des indices indique qu'il y a quelques fractions de la population en situation un peu meilleure (de classes moyennes, mais plutôt dans le segment bas), pour l'essentiel on navigue dans les mêmes eaux que celles du centre historique ou du quartier maritime, ou toutes les écoles y ont un indice de 1 ou (exceptionnellement) 2[16]. Alors évidemment, avoir un indice de 2/20, c'est le double de 1/20 : donc, le vécu existentiel des uns peut être que les autres sont riches - et c'est compréhensible, on est toujours le riche de quelqu'un d'autre. Il n'en reste pas moins que c'est être dans l'inexactitude la plus totale que de laisser entendre que le « haut » ce serait comme un peu du Uccle ou du Woluwé-Saint-Pierre riche[17] dans Molenbeek : cela, c'est un « sociologisme », un propos qui s'appuie sur une réalité sociologique pour énoncer une parfaite inexactitude sociologique.

Je pense que Molenbeek est victime, entre autres, de ce sociologisme. Véhiculé, il nuit à la cohésion sociale en accentuant un clivage, des peurs et des divisions, bref une sorte de « guerre des pauvres entre eux ». Exprimant cela, je pousse peut-être le bouchon un peu loin, mais en même temps, il y a aussi des gens qui ne « descendent » jamais (sauf obligation administrative), et d'autres qui jamais ne « montent » (mais à bien y réfléchir qu'est-ce qu'ils iraient faire dans ce dortoir - j'exagère en disant cela ainsi, car il y a aussi de grands équipements sportifs bien fréquentés dans le haut, ainsi que les activités qu'offre le site du château du Karreveld?)

Comment parleriez-vous de votre attachement à Molenbeek ?

PG - Je m'y sens extrêmement bien. J'en connais désormais presque chaque recoin, et suis à l'aise partout. C'est très intéressant d'être dans un lieu où tant de gens se battent pour la dignité et l'émancipation. Il y a plein de choses qui bougent partout, et plus souvent dans le bon sens que l'inverse. On a tout le temps des surprises, en particulier avec nombre d'acteurs culturels qui suscitent mon admiration dans leur aptitude à accompagner des collectifs d'enfants, de jeunes et d'adultes à s'approprier toutes sortes d'expression. Participer à l'une quelconque de ces expressions lorsqu'elle devient publique est toujours un moment de bonheur partagé. Je pourrais associer toutes les personnes qui encadrent les jeunes dans la pratique de sports : le domaine m'est moins familier, mais il est clair qu'il y a là aussi beaucoup de dévouements bénévoles pour aider d'autres à « grandir ».

Certes, je me sens vite de quelque part. Mais toutes les fois où je dois donner mon adresse privée, je mets un point d'honneur à préciser « 1080 Molenbeek-Saint-Jean » plutôt que le plus anonyme « 1080 Bruxelles » : sans doute le psychanalyste dirait-il que cela doit signifier quelque chose. Peut-être le désir de partager l'identité fière de toutes ces personnes qui, ce faisant, transforment positivement leur assignation stigmatisante. C'est en contradiction avec ce que je disais au début sur l'identité ? Oui et non. L'important ici est le choix de solidarité avec le collectif stigmatisé. Cela n'enlève rien au multiple de mon identité.

Notes

[1] Noberto Bobbio, "Droite et gauche", Le Seuil, 1996.

[2] Gilles Finchelstein, "Piège d'identité", Fayard, 2016.

[3] Alain Touraine, "Pouvons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents", Fayard, 1997.

[4] Paul Ricoeur, « Temps et récit », Seuil, 1983.

[5] MIMA = Millenium Iconoclast Museum of Art. La vocation de l'espace est la mise en valeur des cultures du 21ème siècle, à travers l'art 2.0. Autrement dit, un musée dédicacé à cette fraction de l'art contemporain qui, par exemple, s'exprime dans la rue, et/ou qui a intégré les codes du numérique.

[6] D'ailleurs l'interview s'est passée dans un tel établissement.

[7] Il s'agissait de l'événement d'ouverture de l'année "Molenbeek, métropole culturelle", début 2014.

[8] "Au lieu d'imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu'elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d'examiner par la discussion sa prétention à l'universalité. Ainsi s'opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle", Jürgen Habermas, "Morale et communication", Flammarion, coll. "Champs", 1999.

[9] "Je ne puis m'estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même", Paul Ricoeur, "Soi-même comme un autre", 1990, rééd. Seuil, coll. "Points", 2015.

[10] L'exemple fait ici référence à aux propos de Khaddija Haourigui qui estimait que pour aider les populations stigmatisées à sortir d'une position et d'un discours victimaires, il serait nécessaire que des excuses officielles et publiques leur soit adressées pour l'inefficacité des politiques d'accueil et d'intégration menées à leur endroit. Voir ...

[11] L'inspiration est à trouver, entre autres, chez Amartya Sen et Martha Nussbaum.

[12] Dominique Grootaers et Francis Tilman, "Le défi pédagogique. Construire une éducation populaire", EVO, 1980.

[13] L'inspiration est à trouver, entre autres, dans les économies de la grandeur, en l'occurrence les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot.

[14] La grille "discussion, reconnaissance, émancipation, compromis" est inspirée de l'ouvrage de Matthieu de Nanteuil, "Rendre justice au travail", PUF, 2016. L'auteur l'a construite pour un tout autre champ : celui du travail, mais je suis frappé de voir à quel point elle peut être utilement "traduite" pour celui de l'interculturel.

[15] Dans sa pièce de théâtre "Huis-clos".

[16] https://fusiontables.googleusercontent.com/embedviz?q=select+col7+from+1cupk7E14ePvCcTyf8bdE6rqtW35MtfA5O2_VAbeO&viz=MAP&h=false&lat=50.337291139121405&lng=4.481085245556642&t=1&z=9&l=col7&y=2&tmplt=2&hml=ONE_COL_LAT_LNG

[17] Communes riches qui ont aussi des pauvres !

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