Hanna Bonnier

06/09/2017


Hanna Bonnier est une des six habitantes qui ont témoigné dans le livre. Vous trouverez ci-dessous la version longue de l'entretien réalisé par Emmanuel De Loeul, journaliste indépendant.


Française arrivée en Belgique pour travailler à la Commission européenne, Hanna Bonnier s'est rapidement réorientée. Pour héberger son nouveau rêve d'un co-working café, elle a eu un coup de foudre pour un bâtiment le long du canal à Molenbeek. Séduite par la commune, elle a fini par venir y habiter, par choix autant que par facilité.

Qu'est ce qui vous a poussée à accepter la demande de l'Echevine de témoigner ?

H - Je trouve ça bien d'illustrer une commune par la voix de ses habitants. Le fait que l'échevine me demande de témoigner alors que je suis totalement non-partisane, j'ai trouvé ça intéressant aussi.

Vous avez lancé avec votre associé ce co-working café Le Phare du Kanaal, juste en face du Petit-Château. Comment avez-vous connu Molenbeek ?

HB - Française, je suis arrivée il y a quatre ans à Bruxelles pour travailler à la Commission européenne. Il y a trois ans j'ai commencé à concevoir et à développer ce projet de co-working café. Cela faisait cinq mois que je cherchais un lieu pour l'accueillir. Je visitais des lieux à Saint-Gilles - où j'habitais - aux Marolles, à Sainte-Catherine. Un jour, je me suis retrouvée le long du canal, dos au Petit-Château et, de l'autre côté, j'ai aperçu ce bâtiment avec une affiche « À louer ». J'ai traversé et je suis venue voir, j'ai pu visiter rapidement et je me suis dit : « C'est génial, c'est ça ! » Mais je ne connaissais pas du tout la commune de Molenbeek. Du coup j'ai inversé la logique. J'avais trouvé le lieu, je ferai mon étude de marché à partir de ce lieu.

J'ai rencontré Frederik Lamote, responsable de la plateforme bruxelloise de financement participatif Growfunding par laquelle nous sommes passés pour lancer Le Phare. Il est très impliqué dans l'associatif molenbeekois en tant qu'habitant de cette commune. Il m'a fait visiter les quartiers environnants de ce qui allait devenir Le Phare du Kanaal : associations, commerces, habitants, services, ...

Vraiment, ça m'a énormément plu. Cela me changeait du Châtelain à Ixelles, par exemple. Ici, il y a un super mélange avec une communauté flamande, des Belges d'origine marocaine, des jeunes indépendants et des familles attirés par les loyers accessibles, des personnes âgées, ... Et puis, la localisation est parfaite, le long du canal, sur un angle, à côté du métro et à deux pas du centre et de Sainte-Catherine. Pour moi, c'était une situation idéale, j'ai dit « banco ».

ça a modifié votre projet initial ?

HB - Non, pas du tout, l'idée est restée la même : faire se rencontrer des gens, que ce soit de façon conviviale autour d'un café, d'une bière, d'une soupe ou d'un morceau de tarte ou à travers le travail dans l'espace de co-working mis à disposition des abonnés et des occasionnels. Mais aussi de créer des partenariats avec les structures privées comme publiques du quartier, par exemple la Maison des Cultures. Après, une fois que l'on a ouvert, on s'est adapté à des goûts ou à des besoins de la clientèle mais le concept a toujours été le même.

Il y avait déjà plusieurs espaces de co-working dans le quartier ...

HB - Dès qu'on a signé, on est allé se présenter. À LaVallée, il s'agit surtout d'ateliers pour artistes. MolenGeek est une pépinière ciblée sur les services Internet. L'Enclumeoffre des espaces de co-working dans les mêmes bâtiments que l'iMAL (Interactive Media Art Laboratory), tout proches. On est tous copains !

Nous ne croyons pas à la concurrence, nous nous disons que plus il y a d'initiatives, plus il y a de gens qui viennent et s'investissent. Le monde amène le monde, on le voit bien avec l'hôtel Menhinger qui a ouvert, le musée d'arts contemporains MIMA ... Avoir des clients américains, pour nous, c'était complètement inimaginable ! On est référencé dans le Lonely Planet ! Petit à petit, on voit que le quartier bouge, beaucoup, alors que ça ne fait qu'un an et demi qu'on est là.

La Vallée a cherché à créer des liens avec les habitants de son quartier en mettant notamment un local à leur disposition. Comment le Phare s'inscrit-il dans la vie de quartier ?

HB - Notre but est de créer des partenariats. Nous n'avons ni le droit ni n'aurions les moyens d'offrir gracieusement un local ou de faire travailler des bénévoles. Pour certaines activités de quartier nous adaptons nos prix en fonction de la demande, comme pour les ateliers d'écriture.

Bien sûr, tout le monde dans le quartier ne vient pas au Phare. Mais ce qui est chouette, c'est que certaines de nos activités, ouvertes à tous, attirent plein de gens du quartier. Lors du vernissage de l'expo photo de la Maison des cultures le long du canal, dont nous étions partenaires, mais aussi lors de la fête du premier anniversaire du Phare, à l'occasion de laquelle on a vu des gens qu'on ne voyait pas d'habitude, des familles avec jeunes enfants.

Les attentas n'ont pas eu d'impact négatif sur votre projet ?

HB - On a ouvert le 26 septembre 2015, mais ça faisait un an et demi que je travaillais dessus non stop après avoir complètement abandonné mon précédent travail. J'avais réussi à décrocher une bourse qui valait validation du projet et m'ouvrait des possibilités de financement. C'était une condition sine qua non, en fait, puisque les banques ne voulaient pas me prêter d'argent vu que je n'avais rien à offrir en garantie et aucune somme à investir. ça a été le vrai moment de prise de risque : on a la bourse, maintenant on ne fait plus que ça, on se lance !

Quand les attentats de Paris ont eu lieu, en novembre 2015, on venait d'ouvrir depuis 2 mois. C'était une période cruciale pour nous. Nous avons décidé de ne pas fermer. Les gens ont continué à venir, à vivre, comme nous. Personne ne voulait s'avouer vaincu. On n'a pas connu de diminution de clientèle qui est, d'abord et avant tout, constituée de Molenbeekois.

En lien avec ces attentats, on a connu deux vagues médiatiques. La première, tout de suite après les attentats, avec des hordes de journalistes qui venaient utiliser notre wi-fi, mais se désintéressaient totalement de nous « petits blancs bien propres sur eux » et de nos clients. On était juste un café bien sympathique et, surtout, pratique. A ce moment-là, Molenbeek est devenue une no go zone, un lieu où il ne fallait pas se rendre, dans les médias du monde entier et dans l'esprit des gens qui n'ont que cette fenêtre-là sur le monde. Nous l'entendions dire par ces journalistes, dans notre café, c'était assez insupportable à vivre.

Puis il y a eu une deuxième vague où les journalistes cherchaient à mettre en avant les « bonnes choses » qui se passent à Molenbeek. Et parmi les différents lieux, le Phare du Kanaal a été mis en avant

Depuis, la demande de visites guidées dans Molenbeek a explosé. Ce n'est pas nécessairement du voyeurisme. Bien sûr, certains attendent de traverser la rue des Quatre Vents avec une réelle impatience. Mais les guides maintiennent leur fil rouge : ce sont des visites structurées autour de l'Art déco ou des différences urbanistiques et sociales entre quartiers de la commune. Certaines de ces visites guidées font une halte au Phare du Kanaal. Mais nos habitués restent nos habitués.

Vous êtes-vous sentie atteinte par la stigmatisation dont Molenbeek a fait l'objet ?

HB - J'ai été personnellement touchée par la violente stigmatisation dont Molenbeek et ses habitants ont été l'objet en Belgique, en Europe et dans le monde.

Par exemple, ma grand-mère de 90 ans qui vit à Lyon ne connaissait Molenbeek que via la télévision, elle tremblait pour moi. Puis, quand elle est venue me rendre visite, elle m'a dit : « Ah bon, c'est ça Molenbeek ? »

On peut regretter que les gens soient influencés par l'écume médiatique. Mais dès qu'ils creusent un peu, leurs représentations peuvent changer. Avant, rien n'attirait les gens à Molenbeek. Aujourd'hui, grâce à ces nouvelles initiatives dont j'ai parlé plus haut, les gens viennent la visiter mais ils viennent aussi pour des concerts, des expos, un café...

A votre avis, les autorités communales ont-elles les leviers nécessaires pour relever les enjeux de vie en société aujourd'hui ?

H - A la question de savoir si cette majorité ou les précédentes ont « fait le boulot », je n'en sais rien. On voit passer beaucoup d'échevins au Phare, je ne connais pas leurs étiquettes et ça tombe bien : on veut que ce soit un lieu de vie, ancré dans sa commune, dans son quartier, dans le paysage du canal. J'adore que les gens se croisent par hasard. Que ce soit dans le café où à l'étage dans l'espace de co-working.

Pour le reste, nous avons des relations strictement administratives. Les politiques d'aide, d'accompagnement à l'entrepreneuriat, de financement, c'est essentiellement la Région.

Ceci dit, on peut aussi être dans une logique de partenariat avec le collège échevinal. Par exemple lors du premier anniversaire du Phare, la commune a accepté de bloquer la rue pour l'installation d'un taureau mécanique gratuit et accessible à tous.

Il n'y a aucune tentative de récupération. Nous avons montré que nous entendions être indépendants. Les édiles ont une attitude bienveillante vis-à-vis de nous.

Ce qui m'intéresse c'est de savoir et d'observer comment Bruxelles allait rebondir après les attentats. Et il y a eu beaucoup d'initiatives ! J'ai été impressionnée par l'engouement des jeunes qui participaient à l'atelier photo de la Maison des Cultures dont nous sommes partenaires sur plusieurs projets. En substance, ils disaient tous « On aime notre commune, on n'aime pas qu'on crache dessus. »

Une des participantes me disaient qu'avant, les jeunes considéraient qu'ils avaient réussi quand ils pouvaient quitter Molenbeek. J'ai l'impression qu'il y a désormais une inversion de cet état d'esprit, comme s'ils avaient réalisé que Molenbeek c'est leur maison. Et que taper dessus n'était pas agréable. Même si chacun se réserve le droit d'aller habiter où il veut, il y a eu une volonté renforcée de défendre Molenbeek et son image. Une volonté partagée par les autorités communales.

Avez-vous ressenti des tensions de nature culturelle ou confessionnelle en rapport avec l'activité du Phare ?

HB - Depuis qu'on est là, on a été très bien accueillis. Si des gens ne viennent pas chez nous parce que nous vendons entre autres de l'alcool, je n'en sais rien. En tout cas, on ne nous l'a jamais ouvertement reproché et nous avons des clients qui sont visiblement musulmans. Le Palais des Balkis, un lunch-charcuterie halal, a ouvert à peu près à la même période que nous. C'est l'exact symétrique du Phare: personne ne leur reproche de ne pas vendre d'alcool, comme personne ne nous reproche d'en vendre.

Les initiatives de rencontres interconfessionnelles organisées par la commune, c'est une bonne chose pour le vivre ensemble ?

HB - La religion, ça ne me parle pas beaucoup. Pour moi, chacun fait ce qu'il veut. Je ne pense pas que la religion soit le problème.

Parmi les initiatives de rencontres interconfessionnelles, le concert de Noël était pour moi la plus intéressante parce qu'il y avait une dimension artistique. De manière générale je trouve que c'est une bonne idée d'inviter tous les Molenbeekois à la fête religieuse de l'une ou l'autre confession. Mais les gens qui se retrouvent à ces occasions se mélangent-ils pour autant ... ? Je n'en sais rien.

Plus globalement, je pense que la mixité sociale est une utopie. On est tous tributaires d'un certain bagage socio-culturel duquel on prend plus ou moins de distance. Par contre, je crois que l'on peut parvenir à un vivre ensemble agréable, comme aujourd'hui dans le quartier du Phareou ailleurs à Molenbeek. Toutes les initiatives culturelles, sociales ou éducatives qui vont dans le sens de la mixité sont bonnes à prendre. De ce point de vue, je suis heureuse de voir que des gens différents se côtoient au Phare.

On est dans une démarche d'ouverture du Phare vers le quartier et sa diversité. On fait des lunchs avec, entre autres, des produits bio du marché bio de Molenbeek, on a un espace de co-working, on développe des activités menées aves des associations du coin (Molengeek) ou la Maison des cultures.

En tout cas, pour moi, ce sont les autorités publiques qui ont un rôle à jouer là-dedans, plus que les commerçants. Ce qui n'enlève rien à ma fierté de vivre dans cette commune pleine d'initiatives, privées comme publiques, qui rassemblent des gens pour le plaisir.

Les politiques sont attendus au tournant, en particulier en matière d'habitat et d'éducation. Mais que peuvent les autorités communales vis-à-vis du marché immobilier ... ?

Vous avez emménagé à Molenbeek en décembre 2016. En tant qu'habitante, quelle est votre expérience de la commune ?

HB - Il y a quelques semaines, je me suis dit : « Là, je suis bien ! » Alors que ça fait un an et demi que je travaille dans le quartier et six mois que j'y habite. Pour moi c'est un bon signe. Chaque jour est différent et me permet de rencontrer une variété de gens que ce soit au café ou dans l'espace de co-working. Je me sens vraiment à ma place. Cela me paraît logique pour moi d'habiter Molenbeek. Ne pas y habiter me paraissait illégitime. Dire que l'on est content de vivre ici, c'est un choix que certaines personnes ne pourraient pas comprendre.

Je suis à proximité du boulot, quel luxe ! D'autant que, depuis quelques mois, avec mon associé, nous parvenons à dégager un peu plus de temps pour nous. Y vivre me permet de mieux découvrir toute la commune, au-delà du quartier du Phare. Je me déplace à pied quand j'ai le temps, jusqu'au Karreveld, à la piscine.

Ce que je trouve vraiment bien, c'est que, chaussée de Gand, on trouve des boutiques de vêtements amples traditionnels de boutiques de fringues pour midinettes.

Vous ne vous êtes jamais sentie en insécurité ?

HB - Au contraire ! Les gens sont parfois un peu étonnés mais toujours respectueux. Quand les ouvriers sont venus la première fois pour les travaux d'aménagement du Phare, ça les a fait un peu rire de me voir à la manœuvre, mais ils ont été très respectueux que je sois la patronne, moi, une femme.

Les gens se passent le mot : « Au Phare, ils sont sympas. » Je n'ai jamais ressenti de crainte. Je suis contente de vivre à Molenbeek. C'était frustrant pour moi de ne pas y habiter. Je suis heureuse de pouvoir dire bonjour à mes voisins, à des gens croisés dans le quartier en dehors du Phare. ça correspond vraiment à mon projet professionnel comme personnel : que les gens se rencontrent.

Quels sont vos souhaits pour Molenbeek ?

HB - Une évolution souhaitable, pour moi, serait qu'enfin on construise cette passerelle sur le canal entre les deux ponts routiers. Que le musée d'art contemporain s'installe dans les anciennes usines Citroën.

Au niveau urbanistique, il est important de veiller à bien doser les choses. Ne réaliser que des projets immobiliers résidentiels serait dommage. Quand il y a des activités attrayantes, les gens viennent. Les entrepreneurs et les habitants l'ont compris.

Il faut vraiment soigner la politique du logement. Les habitants du complexe voisin vivent peu dans leur quartier. Ce sont des appartements chics dont ils sortent le matin pour aller travailler et dans lesquels ils ne reviennent que le soir, sans avoir le temps ou l'envie de s'investir dans le quartier. Je vois, du Phare, la ronde des promoteurs immobiliers dans le quartier. Même si beaucoup de Molenbeekois sont propriétaires de leur maison, que va devenir ce parc immobilier ? Si c'est pour faire fuir les pauvres et y mettre des riches, ce n'est pas intéressant.

Molenbeek, miroir du Monde | Au coeur d'une action politique | Sarah Turine
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